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Discours de Vincent Berger, ancien jurisconsulte de la CEDH, au Conseil de l'Europe sur le rapport "Rudy Salles"


Written the Thursday, April 10th 2014 à 14:50
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Discours prononcé lors de la conférence ""Une sérieuse menace pour la liberté de religion" au Conseil de l'Europe le mardi 8 avril 2014. Monsieur Berger, ancien jurisconsulte de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, avocat au Barreau de Paris et Professeur au Collège d’Europe à Bruges et Varsovie, a donné son opinion très critique sur le rapport écrit par Rudy Salles et destiné à être voté le 10 avril à l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe. Pour lui, "S’ils étaient adoptés en l’état par l’Assemblée parlementaire, les projets de résolution et de recommandation [proposés par Rudy Salles] seraient de nature à porter une grave atteinte aux libertés de religion et d’association garanties par la Convention européenne des droits de l’homme."


Discours de Vincent Berger, ancien jurisconsulte de la CEDH, au Conseil de l'Europe sur le rapport "Rudy Salles"
LA PROTECTION DES MINEURS CONTRE LES DERIVES SECTAIRES : LE RAPPORT SALLES (1)
 
 
Note de Vincent Berger(2)
 
(24 mars 2014)
 
 
 
1. A l’évidence, la protection des mineurs est un souci légitime dans les sociétés démocratiques qui composent le Conseil de l’Europe. Le rapport Salles est pourtant loin d’y répondre de manière satisfaisante.
 
A. Des cibles détournées
 
2. En dépit de son intitulé, le rapport Salles comporte de nombreux passages qui ont une portée générale et donnent à penser que les mineurs servent de caution ou de prétexte à une offensive contre les « sectes ».
 
a) Une cible particulière
 
3. Le projet de recommandation(3) traite exclusivement de la protection des mineurs. Il correspond donc au but officiel du rapport.
 
b) Une cible générale
 
4. Le projet de résolution, lui, vise une cible beaucoup plus large(4). En effet, la moitié de ses points n’évoquent pas les enfants et adolescents : ils concernent les « mouvements religieux et spirituels à caractère sectaire » (§ 6.3), les « dérives sectaires » (§§ 6.6, 6.7 et 6.8) et le « phénomène sectaire » (§ 6.6).
 
5. Tel est aussi le cas de l’exposé des motifs, dont d’importants développements sont dépourvus de liens avec les mineurs (§§ 11-13, 22-26, 28, 35, 37et 42-44).
 
6. Il en va de même du résumé des réponses des délégations parlementaires des Etats membres au questionnaire adressé par le rapporteur (§§ 1 a)-d) et 2 b)-d)), lequel avait d’ailleurs souvent un caractère général.
 
B. Des prémisses infondées
 
7. Le rapport Salles repose sur des prémisses dont la pertinence est douteuse, qu’elles soient explicites ou implicites.
 
a) Des prémisses explicites
 
8. Une démarche européenne est nécessaire pour protéger les mineurs : cela n’a rien d’évident dans la mesure où, selon le rapporteur lui-même, de nombreux pays ne connaissent pas de graves cas de « dérives sectaires » affectant les mineurs et où l’immense majorité des Etats jugent inutile de légiférer à ce sujet.
 
9. Les « dérives sectaires » à l’égard des mineurs sont « un phénomène très préoccupant » (exposé des motifs, § 38) et qui « « demeure très inquiétant »  (exposé des motifs, § 46) : cela est démenti par les données disponibles sur les rares abus constatés dans certains Etats.
 
b) Des prémisses implicites
 
10. Les « sectes » présentent a priori un danger pour les mineurs : cela jette le discrédit et la suspicion sur l’ensemble des églises ou communautés non traditionnelles et sur l’ensemble des nouveaux mouvements religieux ou spirituels, alors que seule une infime minorité de ces entités peut - ou a pu dans le passé - prêter le flanc à la critique.
 
11. La législation des Etats membres, et notamment la loi pénale, ne suffit pas à protéger les mineurs : cela constitue une grave accusation portée contre les législateurs nationaux, suspectés de négligence, voire de complaisance, à l’égard de mouvements dangereux.
 
12. Les services publics des Etats membres ne remplissent pas convenablement leur office, en particulier pour veiller à la scolarité et à la santé des mineurs : ici encore il s’agit d’un procès d’intention fait aux autorités nationales.
 
C. Des modèles contestables
 
13. De manière voilée mais claire, le projet de résolution et surtout l’exposé des motifs militent pour des systèmes de lutte contre les « dérives sectaires » censés être efficaces et valables dans toute l’Europe.
 
a) Le « modèle » français
 
14. Le système français, en particulier, est présenté comme un modèle qui devrait être adopté par tous les autres Etats membres. Or il n’a pas fait la preuve de son efficacité, comme le montre le nombre dérisoire de cas d’abus signalés par la Miviludes. Quant à la loi About/Picard, elle a suscité la préoccupation de l’Assemblée parlementaire, qui a invité le gouvernement français à la revoir (Résolution 1309 (2002) Liberté de religion et minorités religieuses en France, § 6), et cela sans succès. Pourtant, le projet de résolution prône la répression - sans d’ailleurs aucune référence aux mineurs - de « l’abus de faiblesse psychologique et/ou physique de la personne » Il s’agit là d’une notion qui se trouve au cœur de la loi française mais qui est dénuée de valeur scientifique.
 
 
 
 
b) Le « modèle » allemand
 
15. Le système allemand est lui aussi dépeint avec faveur, bien qu’il soit moins mis en avant. Les églises catholique et protestante y jouent un rôle important en matière de « conseil aux victimes des « dérives sectaires » et de collecte d’information sur les mouvements sectaires » (exposé des motifs, § 38). Le rapporteur encourage les autorités à leur accorder une aide financière à cette fin. On peut cependant douter de la neutralité de telles églises, qui se trouvent en concurrence directe avec les « sectes ». On doit aussi s’interroger sur le risque pour l’Etat de déléguer ses attributions à des institutions privées, au point d’en faire le bras armé de la puissance publique.
 
D. Des initiatives redondantes
 
16.  Abstraction faite des dangers et inconvénients susmentionnés, le rapport Salles n’apporte pas de « valeur ajoutée » aux travaux de l’Assemblée parlementaire en la matière et en constitue souvent une répétition.
 
a) Les travaux précédents
 
17. Les travaux de l’Assemblée parlementaire concernant la protection de l’enfance contre les abus ont débouché sur les Résolutions 1530 (2007) et 1952 (2013) et sur les Recommandations 117 (2007) et 2023 (2013). Ils présentent un triple caractère. D’abord, ils sont très récents. Ensuite, ils remédient à ce qui semble apparaître, aux yeux du rapporteur, comme une carence du Parlement européen dans le domaine considéré. Enfin et surtout, ils couvrent l’ensemble des questions relatives aux atteintes à l’intégrité physique ou morale des enfants. Ils apparaissent donc amplement suffisants.
 
b) Le projet de résolution
 
18. Sur un plan général, l’Assemblée parlementaire a adopté les Recommandations 1178 (1992) et 1412 (1999) : la première est relative aux sectes et aux nouveaux mouvements religieux, la seconde aux activités illégales des sectes. Or le projet de résolution comporte deux invitations qui figurent déjà dans la Recommandation 1412 (1999) (§ 8 et § 10. ii et iv) : « dispenser un enseignement de l’histoire des religions et des grands courants de pensée dans le cadre de l’enseignement scolaire » (§ 6.4) et « veiller à ce que l’obligation de scolarité soit appliquée et assurer un contrôle strict, rapide et efficace de tout enseignement privé, y inclus la scolarité à domicile » (§ 6.5).
 
E. Des suppositions inexactes
 
a) L’exposé des motifs
 
19. Le rapport Salles constate que « La CEDH n’a jamais rendu des arrêts portant sur les mineurs – victimes de l’influence des sectes directement ou par le biais de leurs parents ou des personnes les ayant pris en charge » (exposé des motifs, § 14). Il l’explique en partie par « la spécificité de la procédure devant la Cour » et « le manque de capacité juridique pour agir » des mineurs en droit national (ibidem). Il ajoute qu’ « il est difficile d’imaginer une situation, dans laquelle leurs parents ou les représentants légaux – adeptes d’un mouvement sectaire – saisiront les tribunaux afin de protéger les enfants contre eux-mêmes » (ibidem). Il laisse ainsi entendre que les mineurs se trouvent sans défense, ce qui est inexact.
 
b) La jurisprudence de Strasbourg
 
20. Les Etats parties à la Convention européenne des droits de l’homme ont une obligation positive de protection des personnes. Cette obligation vaut au premier chef pour les mineurs et peut être invoquée devant les juridictions internes par des proches qui les estimeraient en danger. Il en va de même à Strasbourg : la victime indirecte d’une violation de la Convention peut se plaindre dès lors qu’elle a un lien particulier et personnel avec la victime directe. Ce serait le cas des parents proches tels que les grands-parents et les tantes ou oncles. L’absence de décisions de la CEDH relatives à des mineurs frappés par des « dérives sectaires » ne s’explique donc pas par une quelconque impossibilité d’introduire des requêtes remplissant les conditions de recevabilité.
 
F. Conclusion
 
21. S’ils étaient adoptés en l’état par l’Assemblée parlementaire, les projets de résolution et de recommandation seraient de nature à porter une grave atteinte aux libertés de religion et d’association garanties par la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, ils jettent l’opprobre sur tous les nouveaux mouvements religieux et spirituels qui sont apparus en Europe aux côtés des églises et confessions traditionnelles, en les soupçonnant a priori de « dérives sectaires » contraires à la loi et préjudiciables aux mineurs.
 
 


1 Rapport de M. Rudy Salles, Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
2 Avocat au Barreau de Paris et professeur au Collège d’Europe à Bruges et Varsovie ; ancien jurisconsulte de la Cour européenne des droits de l’homme.
3 Adopté par la Commission le 3 mars 2014.
4 Adopté par la Commission le 3 mars 2014.




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